Chapitre 23

Ce qu’il y avait dans la garde-robe

Le flacon de cognac s’envola et plana un instant. Puis il s’inclina au-dessus du verre de Gosset, et un flot ambré s’en écoula. Un autre verre eut droit au même traitement et flotta jusqu’à se positionner quatre ou cinq centimètres au-dessous de la visière de la casquette qu’Escargot avait remise sitôt le nain disparu. Le grand-père de Dooly devait étudier la robe de l’alcool.

Il y eut un long silence, rompu par un bruit de déglutition. « Aaah ! » s’exclama Escargot, comme si le cognac l’avait pleinement satisfait. Et il posa le verre sur la table de lecture. « Un type vaniteux, non ? demanda-t-il. Il est plutôt confiant, de parader comme ça.

— Oui, dit Jonathan, qui ne se souvenait guère d’avoir jamais vu quelqu’un d’aussi confiant.

— Demain, il chantera une autre chanson, dit Escargot. C’est parfait. Il trouvera le radeau, mais il n’en apprendra pas davantage. Il saura que vous êtes là, mais il se demandera sans cesse pourquoi. Il va nous faire une belle crise quand on jouera notre atout et qu’il se verra berné.

— Ce nain n’est peut-être pas le seul à montrer un excès de confiance, observa le professeur. Nous espérons disposer d’un atout. Je commence à me demander au juste ce qu’il sait et ce qu’il ignore.

— Je marche, dit Gosset en appliquant une taie d’oreiller sur une longue coupure qu’il portait au poignet.

— Pardon ? s’enquit Escargot.

— Je marche. Je jouerai mon rôle. J’ai cousu mon dernier bonnet de gobelin. Il est temps que je me paye.

— Pas question, décréta Escargot avec brusquerie. Ça ne fait pas partie du plan.

— Quel plan ? » demanda Jonathan, qui n’appréciait que modérément la perspective d’emmener Gosset, mais jugeait le moment venu de participer, avec les autres, à l’élaboration du fameux plan. Il était las de suivre par force et n’aimait guère la perspective de servir de diversion.

Escargot ne répondit pas à sa question – peut-être parce qu’il n’existait aucun plan – mais fit tournoyer son verre en un petit cercle tout près de sa tête, comme pour indiquer qu’il ne faisait pas confiance à ce pauvre Gosset et que Jonathan devait faire semblant d’accepter le plan.

« Le secret, dit-il. C’est ça, la devise. Sans secret, on n’a rien du tout.

— Il en faut, convint Gosset. Muet comme une carpe, je serai. Je n’en soufflerai mot à personne.

— Le problème, camarades, reprit Escargot, c’est que plus on sera de fous à monter dans ce château, moins on aura de chances d’en ressortir. Et ça, c’est un risque qu’on ne peut pas prendre. M. Gosset, Dooly et le chien restent ici. Ils auront du pain sur la planche. Pour la nuit qui vient, je redoute des sales tours contre le radeau, et on risque d’en avoir sacrément besoin. Il se peut qu’on doive y foncer sans savoir ce qui nous file le train, et je ne tiens pas à y trouver des gobelins en train de faire un barbecue. Le groupe sera donc divisé en deux. »

Jonathan s’accorda quelques instants de réflexion, et le professeur le temps de fumer une pipe. Gosset se montra d’un calme impérial. En fait, il hocha la tête. « Motus et bouche cousue. On m’appelait Lonny Motus Gosset, dans le coin. Je vous demande juste de me laisser les gobelins. Je m’en vais démolir ce château pierre par pierre. » Et il griffe l’air une ou deux fois, comme s’il démolissait un château imaginaire pierre par pierre.

« Ce plan me plaît, dit Jonathan, si ce n’est qu’on n’a pas besoin de deux personnes pour opérer une diversion. Je m’en charge. Le professeur reste ici pour superviser cette partie des opérations. Si on n’est pas revenus dans vingt-quatre heures, ils cinglent vers Havreville toutes voiles dehors et lèvent une armée. » Wurzle sortit sa pipe de sa bouche et sourit au fromager. « Il ne saurait en être question. Si je suis parvenu à huit cents mètres de la cible, c’est pour aller jusqu’au bout. J’entrerai dans ce château, dussé-je me grimer en vendeur de brosses à reluire. Par ailleurs, je suis d’accord avec Jonathan : c’est un bon plan. Nous confierons la sécurité du radeau à M. Gosset. Qu’en dites-vous, cher monsieur ? » Le modiste, un sourire idiot aux lèvres, scrutait le néant d’un air absent. Il s’arracha à sa méditation, et se tourna vers le professeur. « Hein ? Quoi ? Non. Comment ? » Il s’interrompit comme pour attendre des précisions qui ne vinrent pas. Wurzle se contenta de dire : « Oui, tout à fait. » Puis il opina du chef. Gosset l’imita. Escargot resservit ce dernier.

« Je ne sais pas si j’ai envie de rester, déclara Dooly qui guettait le modiste du coin de l’œil. Je crois qu’on devrait tous y aller. J’ai mon claque-beignet. Si, au retour, on trouve des gobelins à bord, on leur fiche une raclée. On l’a déjà fait. »

Jonathan se voyait mal traîner Dooly derrière lui dans un château magique, mais il ne voulait pas non plus se priver de la compagnie du vieil Achab. D’autant qu’apparier le petit-fils d’Escargot avec Gosset pour garder le radeau lui semblait tout aussi risqué – voire plus – que confier cette tâche au seul Dooly qui devrait passer le plus clair de sa vigie à surveiller le compère. On pouvait peut-être attacher le modiste au mât, en guise d’épouvantail humain. Lui mettre une grande massue en main. Le fromager adressa donc un clin d’œil à Dooly, dont le visage s’éclaira tout d’un coup.

Le modiste semblait en proie à une confusion croissante – comme si sa pensée s’engageait toujours plus avant dans un sentier obscur qu’elle seule discernait. Le regard vitreux, il se dressa d’un bond, tel un homme qui entend, en pleine nuit, un cambrioleur se glisser dans son salon. Il fit un pas, puis deux, et se dirigea vers la garde-robe contre le mur. Dooly ouvrait des yeux comme des soucoupes, mais il ne dit mot et les autres se tinrent coi, eux aussi. Jonathan songea derechef que Gosset battait la campagne, comme on dit – que les événements de la matinée, ajoutés aux horreurs de ces derniers mois, avaient fini par avoir raison de sa santé mentale. Mais il restait une chance infime pour qu’il eût entendu un bruit qui leur avait échappé. Gosset traversa la pièce d’un pas lent et décidé, tendit une main tout agitée de tremblements vers la poignée, tira si brusquement la porte à lui qu’il faillit l’arracher à ses gonds, recula en titubant, avec des cris inarticulés, et s’effondra, évanoui.

Chacun se rua vers la garde-robe, juste à temps pour voir une minuscule souris rose déguerpir par un trou percé dans la paroi du fond. Après le récit que le modiste leur avait fait des mites équipées de couverts, Jonathan s’attendait plus ou moins à découvrir que le rongeur portait un pardessus et s’appuyait sur une canne en bambou. Mais, bien sûr, il n’en était rien. Ce n’était qu’une souris banale, pareille à celles qui fréquentaient la librairie de Maremme. Et le fromager, en apprenant que ces bestioles adoraient les livres, s’était pris pour elles d’une drôle d’affection. Achab devait éprouver les mêmes sentiments, car, lorsque la souris passa un museau timide dans le meuble sans quitter son refuge et fronça le nez et les moustaches, le chien la renifla sans méchanceté et remua la queue en signe d’amitié. Les souris devaient connaître de tels symboles universels, car celle-ci piailla un salut avant de détaler par un autre trou dans le plancher du meuble.

Ils fouillèrent la garde-robe, au cas où la crise de Gosset – qui, toujours inconscient, respirait péniblement – aurait eu un autre motif que cette aimable souris. Mais il n’y avait rien dans le meuble, sinon quelques paires de chaussures point trop usées et un manteau de tweed.

Le professeur dégrafa le col du modiste qu’ils portèrent à eux quatre sur le lit, où il se mit aussitôt à ronfler de la plus saine des façons. Puis ils se retirèrent dans la bibliothèque, et s’affalèrent qui sur le sofa, qui dans un fauteuil. Escargot fit remarquer qu’à midi passé il était temps de manger. On ouvrit donc les sacs à dos, et on déjeuna de pain, de fromage et de viande séchée. Ensuite Wurzle s’allongea par terre pour piquer un roupillon, une main plaquée sur la poitrine, et ne tarda plus à ronfler lui aussi. Qui veut ronfler n’a qu’à s’allonger sur le dos, se dit Jonathan, la posture semble adéquate. Il n’avait pas plus tôt regretté de ne pouvoir dormir – en des circonstances normales, il en était incapable pour peu qu’il y eût un ronfleur dans la pièce – qu’il se sentait s’assoupir et se laissait gagner par le sommeil. Après leur nuit blanche, une sieste s’imposait, de toute manière.

De fait, ils passèrent l’après-midi à somnoler et à fouiner dans les livres de Gosset. Vers la tombée du soir, cependant, ils perdaient tous patience. On entendait Escargot arpenter la pièce. À plusieurs reprises, Jonathan devina qu’il passait dans la chambre pour jeter un coup d’œil sur leur hôte, qui ronflait toujours. Par un accord tacite, nul ne faisait grand bruit. Quand ils parlaient, c’était à voix basse, dans l’espoir que le modiste continuerait de dormir jusqu’à la nuit – ils pourraient ainsi lui fausser compagnie.

C’est donc en chuchotant qu’ils échafaudèrent des plans, ou du moins qu’Escargot échafauda des plans. Jonathan et le professeur, qui ne s’étaient jamais retrouvés à portée de voix du château sur la crête, sans parler d’y entrer, avaient toutes les difficultés du monde à proposer un plan ou à réfuter ceux du gentleman-aventurier. À la fin, ils se résignèrent à ce qu’il fut le général de leur armée. C’était son idée que d’adopter un « profil bas », selon ses termes, autrement dit de rester cachés dans les bois jusqu’à ce que les autres se fussent signalés. Selznak penserait que c’étaient eux, les comploteurs, et, quand il serait sûr de les tenir sous sa coupe, le piège d’Escargot se refermerait sur lui. Il resta évasif sur la nature du piège, alors que Wurzle le pressait de lui donner des détails. Il se justifia en expliquant que, moins ils en sauraient sur son plan, mieux cela vaudrait – s’ils le connaissaient, ils seraient obligés de se comporter comme s’ils l’ignoraient, ce qui, bien sûr, présentait un danger. Jonathan estimait plutôt que le plan secret brillait par son absence. Mais il avait une certaine foi en Escargot qui, après tout, aurait pu rebrousser chemin et partir sur l’océan à n’importe quel moment depuis des semaines, nanti qu’il était de la cape d’invisibilité. Somme toute, il se pouvait fort qu’il fût poussé par une autre motivation que celle de débarrasser la vallée des gobelins et autres engeances du même acabit.

Le soleil sembla mettre une éternité à se coucher. Vers sept heures, il restait accroché au ciel d’occident comme s’il regrettait d’avoir à s’installer pour la nuit. Lorsqu’il finit par effleurer les sommets des Montagnes Blanches, toutefois, il coula aussi vite qu’une agate dans un seau d’eau. Les quatre compagnons qui suivaient sa course au ralenti par la fenêtre de Gosset le regardèrent disparaître. Le brouillard s’était esquivé aussi mystérieusement qu’il s’était levé autour du nain. C’était une belle soirée. Ou, du moins, c’eût été une belle soirée pour s’adonner à une activité intelligente ou à l’oisiveté.

Le crépuscule s’attarda encore une demi-heure ; le ciel s’obscurcissait par degrés. Lorsque la première étoile se leva, vers Maremme, les navigateurs décidèrent qu’il était temps de partir, malgré la cruelle déception que leur causa le brouillard qui sourdait des marécages en écharpes sinueuses qui collaient au sol. Wurzle observa que les marais contribuaient souvent à ce phénomène. La nuit devenait plus ombreuse et terrifiante, mais cette brume les aiderait tout de même à se dissimuler.

Ils s’en furent.

Gosset dormait toujours. Il devait rattraper du sommeil en retard. Les compagnons, emmenés par Achab, descendirent les marches sur la pointe des pieds. Dehors, l’air était moite d’une promesse de brouillard qui réduisait déjà la nuit au silence. La lune manquait à l’appel, et pour une bonne heure, encore ; la forêt entourant la demeure du modiste n’était donc qu’un mur noir que seule brisait ici et là une paire d’yeux jaunes.

Comme ils en étaient convenus, Escargot ne portait rien et avait laissé le chapeau de Gosset dans la bibliothèque. Il devait marcher derrière Jonathan, Dooly et Wurzle, et murmurer des indications si nécessaire. Autrement, il était tenu d’observer un silence complet, sauf en cas d’urgence, où il pourrait parler en se limitant au strict minimum. Aucun des autres n’était censé lui adresser la parole.

Ils n’eurent d’autre choix pour se glisser dans le village de Hautetour que d’emprunter le marchepied. La nuit venue, le risque de croiser quelqu’un sur cette route était négligeable, à moins, bien sûr, de tomber sur une bande de gobelins. Mais les bandes de gobelins ont une tendance avérée au vacarme ; les compagnons avaient donc décidé de se dissimuler à l’orée des bois dès la première alerte.

Dooly trébucha sur une racine avant même d’avoir quitté la cour principale de Gosset, et s’écrasa parmi les fourrés avec un cri, dans un fracas de branches brisées. Il n’aurait servi de rien de le disputer ou de lui conseiller davantage de prudence ; ils se contentèrent de le relever, de l’épousseter, et d’épier les bruits de la nuit. Il n’y en avait aucun. Ils sortirent des fourrés, retrouvèrent le pavage du marchepied et reprirent la direction du village dans les ténèbres. Ils avaient parcouru cent mètres quand ils entendirent une sorte de détonation et un hurlement, derrière eux. Ensuite ce fut le silence. À l’évidence, soit Lonny Gosset, réveillé, était parti à leur recherche, soit les gobelins se lançaient de nouveau à l’assaut de sa maison. Étant donné la mystérieuse visite que Selznak le nain lui avait rendue durant l’après-midi, la seconde hypothèse était fort probable. De toute manière, ils ne pouvaient que poursuivre leur tâche d’atteindre Hautetour. Et le plus tôt serait le mieux.